Le terrain de l'enquête par l'anthropologie filmée - I
(*) Nicolas DODIER, Isabelle BASZANGER, Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique, In Revue Française de sociologie, XXXVIII (1), 1997, p.51.
La structure narrative d’une séquence d’observation s’appuie sur les modes de justification par lesquels les individus légitiment leurs actions. Autrement dit, une situation filmée est interprétable par le rapport réflexif que les acteurs entretiennent avec leur circonstance d’engagement. Tel est le cas des états d’urgence, par exemple, lorsque les individus doivent faire valoir le sens de leur action pour favoriser la coordination des opérations. En revanche, il n’est guère aisé dans le flux continu des faits quotidiens, opacifiés par les routines et les pratiques banalisées, de rendre compte de ce qui ne va pas de soi pour les acteurs ; de témoigner avec une caméra et un micro de ces instants d’incertitude et de ces petits arrangements au cours desquels les individus font valoir le sens de leur action.
L’anthropologue « audiovisuel » doit donc accéder à la production de ces discours qui relèvent habituellement l’intimité sociale du groupe. Cela implique de se tenir au plus près des espaces de négociation et de coopération entre les individus, de maintenir un rapport de face-à-face avec ceux que l’on observe et que l’on décrit. «Filmer l’Autre » engage donc l’observateur-filmant dans une relation sociale à part entière avec les personnes filmées.
Cette forme d’enquête qui s’apparente à une « ″jurisprudence ethnographique″ (…) consiste à accumuler des séries de cas particuliers et à les analyser comme combinaison entre différentes logiques d’action». Mais, l’agencement d’une suite de cas, fut-elle chronologique, ne compose pas un documentaire. Faut-il encore que le montage de ces différentes logiques d’action s’organise en un récit qui fasse sens.
L'observation filmée doit permettre au spectateur de s'impliquer dans la situation sociale observée. Pour celà, l’anthropologue « audiovisuel » doit lui-même s’engager en tant qu’observateur-filmant dans l’ordre des interactions de la situation sociale à interpréter : par cette disposition, il pourra rendre compte de ce qui se joue entre les acteurs. Pour autant, l’observation filmée des échanges ne consiste pas à suivre simplement les individus dans leurs activités -selon un enchaînement d’occurrences semblant répondre à une logique causale- mais de réaliser des ensembles de séquences sur des séries de cas, permettant l’exploration d’une activité en divers lieux et circonstances. Il s’agit donc, de constituer un inventaire des « possibles » de la situation sociale observée, en fonction des formes d’engagement, selon les places respectives des individus dans leurs actions. Cette approche de l’observation filmée des situations sociales constitue une forme "d'ethnographie combinatoire" pour reprendre les termes de Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger (*).
Ethnographie par l'observation filmée
Comment rendre compte, avec une caméra, des pratiques et des échanges par lesquels une société s’organise, produit de la richesse et se représente comme une totalité culturelle ? Comment filmer les liens d’appartenance, les institutions du pouvoir et autres structures symboliques ? Pour cela, l’objet de l’observation-filmée doit être déplacé sur le champ des interactions sociales, ou plus exactement sur ce que l’on appellera « le travail des relations sociales » : soit, ce qui se travaille -ce qui se joue- entre les individus d’un même échange.
Selon cette perspective, l’acte de filmer ne s'apparente pas à une simple co-activité entre une équipe de tournage et des personnes engagées dans leur action. Il ne suffit pas d’enregistrer le cours d’une action, en utilisant la caméra comme un instrument de visualisation selon la méthode de décryptage de micros-événéments par les chercheurs en sciences sociales.
Extrait de L'argent de l'eau, 2006
L’objet de ce programme vise à examiner de près les conditions épistémologiques et méthodologiques du rapport filmant-filmé, en tant que cette relation sociale singulière sous-tend les conditions de l'enquête de terrain pour un anthropologue audiovisuel. L'interaction entre filmant et filmés suppose, de part et d'autres, de "faire comme si" cette relation n'existait pas. Elle ne se manifeste qu'à l'occasion des regards-caméra, dévoilant l'espace de jeu qui est à l'oeuvre. On définira en quoi cette interaction singulière autorise « l’observation filmée des relations sociales », de sorte que l’ethno-cinéaste puisse s’insérer dans la situation filmée comme si sa présence pouvait être oubliée.
A partir des apports théoriques d’Erving Goffman, on s’interrogera sur les termes de cette dénégation qui permet de placer l’observateur-filmant hors du « cadre » de l’activité représentée : sous quelles modalités les personnes s’accordent-elles à être filmées, dans une circonstance d’engagement non prévue pour être enregistrée ?