Le cinéma documentaire vise à représenter le réel. Mais, à quoi correspond ce réel que nous pourrions filmer ? D’aucuns ont estimé que le réel filmé serait une fiction, mais dans ce cas par quelle autorité un cinéaste pourrait représenter des situations qui ne sont pas vécues pour être mises en scène ? A partir de ces interrogations, nous examinerons en quoi filmer le réel fait sens : rendre compte d'une situation sociale vise à mettre en évidence comment chaque interlocuteur d’un échange participe au maintien du « cadre de l’expérience » dans lequel il est impliqué par l’accomplissement [la performance] de son rôle ? Autrement dit, il s'agit d'être attentif à la performance de l'acteur social.
Filmer la performance [de l’acteur social]
du hors de soi à l’entre soi
(1) Richard Schechner, Performance, Expérimentation et théorie du théâtre aux USA, Paris, Editions Théâtrales, 2008, p.400.
Le dramaturge Richard Schechner établit une correspondance entre ce processus d'identification, qui peut "mettre hors de soi" en cas d'échec, et l'état de transe pratiqué notamment par les chamans : « Je définirai la restauration du comportement comme "le moi se comportant comme s'il était un autre", ou comme s'il était "hors de lui", ou "étranger à lui-même", comme dans une situation de transe. Cet "autre peut tout aussi bien être "le moi sujet à une émotion ou un état différent", comme si chacun possédait une multiplicité de "moi" » (1).
Comment percevoir la dimension performative d'une situation sociale ? En s'attachant à la performance théâtrale de l'acteur social : autrement dit, comment il "performe" des comportements pour se représenter lui-même comme un autre. Pour cela, il doit aller chercher hors de soi, dans d'autres mondes, les "esprits" qui pourront l'habiter et ainsi "restaurer un comportement" déjà connu afin de pouvoir se représenter... c'est-à-dire, se faire reconnaître.
Image : Christian Lallier
Mariam Guindo, guérisseuse, village d'Iriguili, commune de Kendié, cercle de Bandiagara, Pays Dogon, Mali, 2008.
Filmer la performance consiste à rendre compte de l’engagement irrévocable des individus dans une interaction. Cette attention au travail des relations sociales permet de décrire, par l’observation filmée des échanges, des situations de conflit ou de négociation : lorsque chacun des acteurs se doit de faire valoir la légitimité de ses actes dans la recherche d'un accord entre propos équivoques et attitudes antagonistes. Nous étudierons cette notion de « performance » de l’acteur social, à partir des travaux du dramaturge Richard Schechner et de l’anthropologue Victor Turner, mais aussi à travers le cadre théorique d’Erving Goffman. Nous pourrons alors percevoir les performances interactionnelles et les interactions performatives qui sont à l’œuvre dans une situation sociale.
Une telle démarche supposera également d’interroger le lieu d’où parlent les individus, d’où ils regardent et d'où ils perçoivent le monde : autrement dit, de ce « lieu unique et absolu » que constitue leur corps, pour reprendre les termes de Michel Foucault. La notion de performance permettra ainsi d’exercer notre perception pour filmer le réel, afin d’y reconnaître en chaque situation observée : un espace matriciel, un espace potentiel et un espace cérémoniel.