Autant que je me souvienne, ma préoccupation pour l’observation des interactions sociales s’est formalisée, pour la première fois, au début des années 80 alors que je réalisais mes tous premiers films, en 16mm : A l’ombre d’un matin perdu, Chauve souris et Danse-Thérapie (2). Cet intérêt pour les circonstances d’interactions s’est manifesté à travers une notion qui me paraissait à l’époque aussi mystérieuse que stimulante : les espaces contigus. Je ne sais comment elle s’était imposée à mon esprit, mais je ne pouvais m’en débarrasser. Elle restait là, obsédante, sans qu’il me soit possible d’en établir le sens. Je parlais alors de « la contiguïté comme de l’effusion d’un monde clos » (3). Je cherchais à saisir la confusion qui émerge dans « l’état de deux choses qui se touchent » selon, la définition du dictionnaire (4).
J’écrivais, à l’époque : « c’est parce que deux espaces dégagent un caractère affectif qu’il y a contiguïté. Sinon, il n’y a que juxtaposition » (5). Je dirais aujourd’hui que la contiguïté résulte de la valeur entre deux espaces, entre deux « lieux où nous vivons » (6) : sinon, il n’y a que juxtaposition. Toujours est-il que je reconnaissais dans la contiguïté entre deux éléments distincts la production d’un troisième terme, résultant de leur interaction.
Mes anciennes notes sur les espaces contigus trouvent aujourd’hui, par des voies combien détournées, les raisons de leurs explorations : elles s’affichent comme les prémisses d’une démarche qui ne se connaissait pas encore.
LA ZONE INTERSTITIELLE DES ESPACES CONTIGUS
La notion de « contiguïté des espaces » désigne à la fois la distinction et la jonction entre deux termes, séparés et pourtant reliés l’un à l’autre. La limite de l’un ne peut exister sans la reconnaissance de celle de l’autre : tel est le principe de tout rapport de contiguïté. Il n’y a pas l’un sans l’autre. Il n’y a pas 1 sans 2. Il n’y a pas d’identité sans altérité. Pour le dire autrement : l’unité ou l’identité ne se conçoit qu’en fonction de ce qui la distingue.
Observer les espaces contigus consiste à interpréter les comportements, les objets, les espaces habités, comme la valeur d’une transaction, d’un échange social. En conséquence, filmer une situation d’échange comme une contiguïté sociale, c’est s’attacher à la production d’une interaction : comment les individus passent d’un état à un autre, négocient le passage d’un seuil. Dans Tragédie de la culture, Georg Simmel traduit précisément cette notion d’interaction à partir de la double figure du pont et de la porte : « Alors que le pont, ligne tendue entre deux points, prescrit une sûreté, une direction absolue, la porte est ainsi faite que par elle la vie se répand hors des limites de l’être-pour-soi isolé, jusque dans l’illimité de toutes les orientations » (7). La double figure du pont et de la porte évoque ce paradoxe au principe duquel chaque chose est à la fois dépendante et séparée de son contexte.
Deux éléments peuvent être parfaitement analogues, ils seront toujours identifiés par la place spécifique qu’ils occupent, même s’ils sont l’un dans l’autre. Prenons le cas de deux oiseaux semblables, côte à côte, sur un fil électrique : il conviendra tout d’abord de les distinguer (l’un à droite, l’autre à gauche), de les percevoir distinctement, afin d’établir une correspondance qui puisse les relier. Sinon, pourquoi relier ce qui serait indistinct ? « L’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé. Il nous faut d’abord concevoir en esprit comme une séparation l’existence indifférente de deux rives, pour les relier par un pont » (8) : c’est ce double mouvement qui conduit Simmel à remarquer que « séparation et raccordement ne sont que les deux aspects du même acte » (9). Ce rapport paradoxal entre l’écart et la jonction constitue la zone interstitielle des espaces contigus : là même où s’opère l’échange, se formalise la transaction, où se manifeste la valeur des choses. C’est bien pour cette raison que bon nombre de séquences d’observation filmée s’appuient sur le dispositif du guichet : autrement dit, une installation technique qui instruit une relation de face-à-face dans un rapport de sollicitation. Le guichet de la poste, le contrôle d’identité, mais aussi l’espace de vente qui institue le rapport marchand, la table à manger distribuant la place des convives… sont autant de dispositifs qu’il convient d’observer pour l’espace politique qu’ils produisent. Par exemple, le simple fait de demander le sel, à table, fait valoir un ordre d’interaction qui mobilise des cadres de légitimité de chacun des interactants : celui qui dispose d’un important capital symbolique pourra jeter la salière à son destinataire sur le ton de l’humour. En revanche, celui qui ne jouit pas de cette réputation ne pourra agir de la sorte au risque sinon de se voir reprocher cette inconvenance. La contiguïté d’un tel échange correspond à l’espace politique produit par le dispositif qui distribue le rapport entre l’un et l’autre interactant. En d’autres termes, s’attacher aux espaces contigus revient à porter son attention à ce qui se joue entre les acteurs d’une situation : pour cela, il s’agit de décrire « l’une et l’autre » personne par le rapport de « l’une à l’autre ». Dès lors, il convient d’être attentif à ce que l’une fait à l’autre ou comment l’une renvoie à l’autre sa propre représentation. Rendre compte de la contiguïté d’une interaction entre deux personnes suppose de décrire leur rapport de face-à-face : autrement dit, de s’attacher à la valeur de l’échange interpersonnel. En effet, il s’agit de représenter l’échange comme une transaction de valeurs entre des individus, de sorte que chaque interlocuteur doit contrôler son engagement dans la relation sociale, en mobilisant par exemple des rites d’ouverture et de clôture d’interaction. Il s’agit donc d’interpréter une interaction, à la fois comme une activité en vue d’atteindre un objectif (transmettre une information), et en tant que représentation de soi (faire bonne figure) : je désigne cette double activité de l’échange interpersonnel comme le travail des relations sociales.
L’ACTIVITÉ SYMBOLIQUE DES ÉCHANGES
L’anthropologie filmée vise précisément à rendre compte d’une situation -d’une activité ou de la conduite d’un projet, par exemple- par l’observation filmée du travail des relations sociales.
Pour cela, il ne s’agit plus d’observer simplement une personne qui parle ou d’enregistrer son discours, mais de rendre compte du rapport entre ce qu’elle dit et la manière dont elle se représente à ses interlocuteurs. La maîtrise de cet écart, voire de cette tension, entre l’engagement de la parole et la représentation de soi définit précisément l’engagement d’un individu dans un échange. Cette exigence suppose de savoir se préserver, en maintenant une distance à soi, et contrôler son attention à l’égard des autres. Cet équilibre entre engagement et distanciation fonde l’apprentissage des relations sociales.
En filmant le travail des relations sociales, l’ethno-cinéaste s’attache à mettre en évidence le jeu des rapports d’influence entre les individus, l’exercice de la critique et de l’accommodement, les liens d’appartenance et les formes identitaires, les ritualités par lesquelles se manifestent les situations d’autorité : en d’autres termes, les modes de justification qui rendent possible les accords entre les participants. La relation de contiguïté émerge précisément de cet espace potentiel entre les interactants : elle produit l’activité symbolique de l’échange. Celle-ci se manifeste par les différentes formes de représentation qui se jouent lors de l’engagement des personnes dans la situation sociale.