Pour citer cet article :
Christian Lallier, Les conditions de l'enquête pour un anthropologue "audiovisuel" - Conférence complémentaire à l'EHESS. 2006-2008, in site internet http://www.c-lallier-anthropologie-filmee.com/index.html
observée (et filmée) et non pour sa situation filmante : autrement dit, il fait comme si il n’était là que pour l’intérêt de la circonstance vécue par les personnes filmées et non pour la réalisation de son documentaire !
Les personnes filmées s’appliquent donc à ignorer l’observateur-filmant. De même, ce dernier s’attache à ne manifester son intérêt que pour la situation
(1) Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1999, p.213-215.
(2) Erving GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, Le sens commun, 1991, p.50.
(3) 3Op. cité, p. 50.
(4) Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, op. cité, p.214.
(5) Nicolas DODIER, Isabelle BASZANGER, Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique, In Revue Française de sociologie, XXXVIII (1), 1997, p.51.
La non-interaction modalisée
I- Présentation du séminaire
II- Modalités du séminaire
Extrait de La quatrième dimension de l'architecte, 2014.
Selon cette perspective, les personnes en tant qu’elles sont filmées se considèrent en état de « grandeur » (Boltanski-Thévenot, 1997), au principe qu’elles sont dignes d’intérêt pour la conduite de leur rôle dans l’(inter-)action en cours.
A contrario, l’observateur-filmant -en tant qu’il ne constitue pas un interlocuteur potentiel- apparaît comme un « petit » dans la situation sociale observée, au sens où il n’appartient pas au « monde » des rapports sociaux qu’il observe : il ne représente ni une ressource, ni une menace pour l’activité en cours. Il est accepté en tant qu’il est un opérateur dédié à son dispositif technique et en tant qu’il exprime le besoin de savoir et de connaître ce que l’autre réalise et accomplit. Il est également considéré comme un « petit » par les personnes filmées, au sens où ces dernières l’accueillent dans leur « entre-soi » et le prennent en charge dans la mesure où il ne peut agir sans leur participation : d’une certaine manière, les filmés donnent existence au filmant, d’autant que leur situation pré-existe à celle du tournage. En retour, par son statut de « petit » ou de marginal, le documentariste désigne les personnes filmées dans leur commune appartenance au territoire de la situation sociale ainsi représentée. L’observateur-filmant correspond à « l’exclu » qui désigne « les inclus » : autrement dit, ceux qui appartiennent à une totalité partagée et qui sont reconnus comme tels.
Afin d’étudier ces différentes notions, le séminaire s’appuiera, d’une part, sur des documentaires, issus de l’anthropologie visuelle et du cinéma direct et, d’autre part, sur des extraits d’ouvrages, notamment d’Erving Goffman.
C.L
On désignera ce rapport non avoué, entre filmant et filmé, par le terme de non-interaction modalisée. La notion de « situation modalisée » se réfère, ici, au cadre théorique d’Erving Goffman : elle désigne une situation qui sert de modèle à une circonstance d'engagement. En l’espèce, filmant et filmé utilisent le modèle de la situation de non-échange, lorsque les personnes s'ignorent mutuellement -feignent de ne pas se voir- afin de pouvoir s'engager dans cette circonstance singulière qui consiste à faire comme si l’un et l’autre ne prenaient pas en compte l’acte filmique en cours.
Comme toute pratique de jeu, délimitée dans un espace et une durée précise, la « non-interaction modalisée » est effective lors des temps de tournage, mais dès que le cinéaste repose sa caméra, que le preneur de son retire son casque, les personnes ne s’identifient plus à leur condition de « filmées ». Dès lors, le cadre social des échanges peut retrouver les convenances habituelles.
A partir de cette analyse, on s’interrogera sous quelles conditions les personnes s’accordent-elles à être filmées ? Comment s’établit cette entente si singulière autorisant une caméra à s’insérer dans une situation sociale non prévue pour être enregistrée ?
On étudiera les conditions de production de l’accord, par lesquelles les personnes se laissent filmer, à partir notamment de la notion d’engagement des individus dans leur action.
Afin d’impliquer le spectateur dans ce processus heuristique, l’anthropologue « audiovisuel » doit lui-même s’engager en tant qu’observateur-filmant dans l’ordre des interactions de la situation sociale à interpréter : par cette disposition, il pourra rendre compte de ce qui se joue entre les acteurs. Pour autant, l’observation filmée des échanges ne consiste pas à suivre simplement les individus dans leurs activités -selon un enchaînement d’occurrences semblant répondre à une logique causale- mais de réaliser des ensembles de séquences sur des séries de cas, permettant l’exploration d’une activité en divers lieux et circonstances. Il s’agit donc, de constituer un inventaire des « possibles » de la situation sociale observée, en fonction des formes d’engagement, selon les places respectives des individus dans leurs actions. Cette approche de l’observation filmée des situations sociales rejoint la démarche d’ « ethnographie combinatoire » proposée par Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger.
Cette forme d’enquête qui s’apparente à une « ″jurisprudence ethnographique″ (…) consiste à accumuler des séries de cas particuliers et à les analyser comme combinaison entre différentes logiques d’action» (5). Mais, l’agencement d’une suite de cas, fut-elle chronologique, ne compose pas un documentaire. Faut-il encore que le montage de ces différentes logiques d’action s’organise en un récit qui fasse sens.
Extrait de Nioro-du-Sahel, une ville sous tension, 1999.
La structure narrative d’une séquence d’observation s’appuie sur les modes de justification par lesquels les individus légitiment leurs actions. Autrement dit, une situation filmée est interprétable par le rapport réflexif que les acteurs entretiennent avec leur circonstance d’engagement. Tel est le cas des états d’urgence, par exemple, lorsque les individus doivent faire valoir le sens de leur action pour favoriser la coordination des opérations. En revanche, il n’est guère aisé dans le flux continu des faits quotidiens, opacifiés par les routines et les pratiques banalisées, de rendre compte de ce qui ne va pas de soi pour les acteurs ; de témoigner avec une caméra et un micro de ces instants d’incertitude et de ces petits arrangements au cours desquels les individus font valoir le sens de leur action.
L’anthropologue « audiovisuel » doit donc accéder à la production de ces discours qui relèvent habituellement de l’intimité sociale du groupe. Cela implique de se tenir au plus près des espaces de négociation et de coopération entre les individus, de maintenir un rapport de face-à-face avec ceux que l’on observe et que l’on décrit. «Filmer l’Autre » engage donc l’observateur-filmant dans une relation sociale à part entière avec les personnes filmées.
Ce constat est décisif : en effet, si l’ethnographe avec sa caméra ne peut rester physiquement en retrait de la situation observée -tel qu’il pourrait le faire avec un carnet de notes, afin de ne pas perturber l’échange par sa présence-, cela signifie que la « relation filmant-filmé » elle-même constitue la condition à la représentation (filmée) du réel, et non un biais ou un handicap comme cela est si souvent supposé.
Extrait de L'élève de l'Opéra, 2015
Si un tel usage de l’enregistrement vidéographique en sciences sociales contribue à une modélisation du réel, nous considèrerons alors que le documentaire d’observation repose sur une modalisation du réel. Dans son ouvrage, Les cadres de l’expérience, Erving Goffman désigne une situation modalisée, comme une situation de jeu, « de telle sorte que sa fonction normale n’est pas réalisée »(2), mais qu’elle sert de modèle à la production d’une représentation. La séquence d’observation dans un documentaire correspond à une situation modalisée, dans la mesure ou la représentation filmée a transformé l’« action sérieuse, réelle, en quelque chose de ludique »(3). Le phénomène de jeu, qui est à l’œuvre dans un documentaire d’observation, ne qualifie pas ce qui est vécu par les personnes filmées, mais ce qui est vécu par le spectateur du film : en effet, celui-ci a le sentiment d’être embarqué sur le « terrain » du documentariste, de telle sorte qu’il interprète la situation comme si il en était le témoin. Le documentaire d’observation ne produit pas un savoir analytique, à l’instar d’une production écrite, mais propose au spectateur les conditions d’un apprentissage mimétique (4), lui permettant d’imiter l’observation du « filmant ».
Le documentaire fournit en cela le « cadre d’expérience » à l’interprétation d’une situation modalisée, représentant l’engagement d’un ou plusieurs individus dans une circonstance d’activité, historiquement située.
Extrait de L'argent de l'eau, 2006
Le rapport filmant-filmé fut l'objet de ce séminaire, en tant que cette relation sociale singulière sous-tend les conditions de l'enquête de terrain pour un anthropologue audiovisuel. L'interaction entre filmant et filmés suppose, de part et d'autres, de "faire comme si" cette relation n'existait pas. Elle ne se manifeste qu'à l'occasion des regards-caméra, dévoilant l'espace de jeu qui est à l'oeuvre. Le texte ci-dessous est ainsi accompagné de quelques regards-caméra extraits des documentaires présentés sur ce site.
« Le regard-caméra s’apparente au face à face avec l’icône religieuse : le rapport frontal à l’image met en scène la figure représentée et le geste de sa représentation. Devant une icône ou un regard-caméra, le spectateur est renvoyé à lui-même par le visage qu’il observe : il perçoit le « théâtre » du monde représenté et son double de la représentation. (…) Le regard-caméra, comme l’icône, instaure une connivence avec le spectateur, en inscrivant la perception de l’œuvre dans un rapport avec le travail de l’artiste ».
« D’une certaine manière, nous pouvons considérer le regard-caméra comme le symptôme d’une inversion de polarité entre la situation filmée et la situation filmante » (1).
On pourra se reporter à l'analyse des conditions d'apparition des regards-caméra qui est proposée dans le livre Pour une anthropologie des interactions sociales, chapitre 6, « La transgression de l'interdit "filmique" », p.153 à 164 :
(1) Christian LALLIER, Pour une anthropologie des interactions sociales, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2009, p.159 et p.164.
Ce texte de présentation fut rédigé, en 2006, comme note d'intention pour le projet de ce séminaire à l'EHESS :
L’objet de ce séminaire visera précisément à examiner de près les conditions épistémologiques et méthodologiques de ce rapport filmant-filmé. On définira en quoi cette interaction singulière autorise « l’observation filmée des relations sociales », de sorte que l’ethno-cinéaste puisse s’insérer dans la situation filmée comme si sa présence pouvait être oubliée : on s’interrogera sur les termes de cette dénégation qui permet de placer l’observateur-filmant hors du cadre de l’échange filmé. Dans cette perspective, on étudiera le caractère subversif des regards-caméra et la fonction symbolique de cette marque d’attention en tant qu’elle désigne « l’observateur-filmant » dans la situation sociale observée. Ainsi, on notera que le regard-caméra désigne la situation filmante dans laquelle se montre engagée la personne filmée, si bien que cette dernière ne peut apparaître en même temps engagée dans la situation filmée par laquelle elle est représentée. Ce décalage entre la situation représentée et la circonstance d’engagement de la personne filmée (vis-à-vis de la caméra) provoque un dédoublement de l’action mise en représentation et induit une mise en scène du réel. Mais, ce comportement ambivalent peut susciter également l’embarras chez les interlocuteurs de la personne filmée, si son regard-caméra manifeste ostensiblement son désintérêt pour son engagement dans l’échange en cours.
Conférence complémentaire à l'EHESS
2006 - 2008
Les conditions de l'enquête de terrain pour un anthropologue audiovisuel.
Comment rendre compte, avec une caméra, des pratiques et des échanges par lesquels une société s’organise, produit de la richesse et se représente comme une totalité culturelle ? Comment filmer les liens d’appartenance, les institutions du pouvoir et autres structures symboliques ? Pour cela, l’objet de l’observation-filmée doit être déplacé sur le champ des interactions sociales, ou plus exactement sur ce que l’on appellera « le travail des relations sociales » : soit, ce qui se travaille -ce qui se joue- entre les individus d’un même échange.
Selon cette perspective, l’acte de filmer ne peut s’interpréter comme une simple co-activité entre une équipe de tournage et des personnes engagées dans leur action. Il ne s’agit pas d’enregistrer le cours d’une action, comme une simple aide à l’analyse des phénomènes, lorsque la caméra sert d’instrument de visualisation et d’outil de décryptage aux micros-événéments étudiés par les chercheurs en sciences sociales. Dans ce cas, le matériau audiovisuel -tel une collecte d’échantillons- participe à la modélisation numérique d’une situation -pour reprendre une expression de Jean-Marie Schaeffer (1), au même titre que des schémas, des tableaux ou des graphes…
Ce séminaire à l'EHESS s’est déroulé sur deux années universitaires, avec des séances de 4 heures.
- La première année, chaque séance se divisait en deux parties, avec un cours théorique suivi d’un atelier pratique. Pour chaque exercice de terrain, les étudiant(e)s
devaient effectuer un tournage d’observation filmée (sans interview), dans un des magasins d’une rue commerçante proche de l’EHESS. Ils devaient suivre la consigne suivante : se faire accepter auprès d’un commerçant afin de rendre compte d’une interaction sociale dans le magasin (entre un vendeur et un client, entre vendeurs, entre clients, un client ou un vendeur seul en situation dans l’espace marchand,…). L’exercice consistait, d’une part, à réaliser une observation filmée de cette interaction et, d’autre part, à présenter le seuil du magasin -formé par la vitrine et la porte d’entrée-, séparant l’intérieur de l’espace de vente avec l’environnement urbain de la rue.
Ainsi, il s’agissait d’apprendre à décrire une interaction sociale, le rapport aux objets et la relation aux espaces : les trois formes de transactions qui sont à l’oeuvre dans la production symbolique des échanges.
- La deuxième année s’organisa différemment, afin de concilier l’enseignement des "premières années" et le suivi des "deuxièmes années" : pour cela, un terrain d’enquête fut mis en place avec le Théâtre du Lucernaire, à proximité de l’EHESS. Chaque séance de quatre heures se divisait en deux parties inégales. Durant une première partie de 2-3 heures, les étudiant(e)s de première année suivaient le cours-atelier : pendant ce temps, le groupe d’étudiant(e)s de seconde année partaient effectuer leur "terrain" au Théâtre du Lucernaire, chacun devant s’attacher à une situation en particulier à partir d’une enquête ethnographique préalable. La direction du Théâtre leur laissant un libre accès aux différentes activités de l’établissement. A l’issue de leur session de tournage, les étudiant(e)s revenaient au moins pour la dernière heure afin de présenter à l’ensemble des participants du séminaire le contenu de leurs rushes. Cette présentation constituait, bien sûr, un temps d’échanges privilégié pour prolonger et approfondir les notions d’anthropologie filmée qui avaient pu être abordées pendant les cours et les ateliers.